L’intelligence collective est sur toutes les lèvres, mais ses contours demeurent flous pour de nombreux décideurs et managers qui, souvent, observent l’émergence de ce nouveau mode d’organisation et de travail avec un mélange d’appréhension et de scepticisme.
Les raisons sont multiples, mais tiennent principalement au fait que, si les risques associés à l’exploitation de l’intelligence collective sont relativement bien connus, identifiés et généralement amplifiés (perte de contrôle sur les équipes, explosion de critiques, etc.), ses bénéfices et ses bienfaits demeurent, malheureusement, presque inconnus. Et sans idée claire de ce que peut apporter la valorisation de l’intelligence collective de leurs équipes, de nombreux managers courent le risque de foncer droit dans le mur…
“Démultiplier les capacités d’innovation au sein de l’entreprise, favoriser l’engagement des collaborateurs, faciliter l’adaptation à un environnement complexe”. C’est ainsi que Norbert Alter, professeur de sociologie à Paris-Dauphine, résume les vertus de l’intelligence collective. Un constat, confirmé par notre expérience, qui met en lumière les trois principaux bénéfices à mettre en place une démarche d’intelligence collective au sein d’une organisation: aligner & engager, innover et se former.
Démultiplier les capacités d’innovation au sein de l’entreprise, favoriser l’engagement des collaborateurs, faciliter l’adaptation à un environnement complexe
Objectif #1 : transformer
C’est là l’objectif premier d’une démarche d’intelligence collective : sans engagement des équipes, aucun projet ou transformation d’ampleur ne pourront être menés à bien. La recherche est absolument catégorique sur ce point-là : donner la parole aux collaborateurs permet de démultiplier leur niveau d’engagement et leur motivation. La mise en place de processus d’intelligence collective, sous réserve qu’ils soient facilités dans les règles de l’art, permet de rassembler les équipes autour d’un projet commun et fédérateur et d’installer un constat de base sur la nature des problèmes à résoudre.
Bien qu’un terme un peu martial, « l’alignement » des équipes vers un horizon partagé ne peut passer par une approche top-down. En déplaise à certains ronchons, cette demande de participation et d’engagement accrue de la part des collaborateurs n’est pas seulement le fruit de millennials en perte de repères et en rébellion d’autorité, mais illustre une tendance de fond dans les organisations, à l’oeuvre depuis plusieurs décennies. Les études et sondages montrent que les employés eux-mêmes considèrent que le travail collaboratif permet d’augmenter la motivation : au final, qu’ils aient tort ou raison, la méthode Coué fera le reste…
La réussite sur le long-terme de tout projet doit partir de la base, du vivier même de toute organisation : ses employés. Or, la puissance du groupe ne peut être exploitée et mise en exergue que par la facilitation experte d’un processus d’intelligence collective. Car quels que soient les opinions de chacun sur les vices et vertus du travail collaboratif, tout le monde peut se mettre d’accord sur une (quelque peu banale) évidence : si les décisions – aussi brillantes soient-elles – sont prises par des dirigeants dans une tour d’ivoire sans aucune consultation, les collaborateurs ne seront pas motivés. En revanche, si les dirigeants prévoient des temps dédiés aux débats, aux discussions et au travail collectif en veillant à redonner un réel sens aux conversations, les décisions seront suivis d’effet et mises en application par des équipes motivées et enthousiastes ; si vos collaborateurs sentent que leur avis compte, au-delà de leur intitulé de poste ou champ de responsabilité quotidien, et qu’ils ont le loisir de s’exprimer dans un ‘safe-space’ de co-création, les masques tomberont rapidement et les managers trouveront, en face d’eux, d’authentiques collaborateurs et des équipes fonctionnelles, performantes et engagées.
Objectif #2 : Innover
Toutes les organisations font aujourd’hui face à un impératif d’innovation de toutes sortes, essentiel pour leur croissance, si ce n’est leur survie. Étrangement, au moment même où les économistes s’accordent, dans la lignée des travaux fondateurs de Robert Gordon, pour dire que nos économies ont atteint un niveau de stagnation technologique et de “plateau” d’innovation, le terme se fixe sur les lèvres de chaque manager et dans la culture de chaque entreprise. Concept galvaudé et banalisé s’il en est, le thème et le terme de l’innovation sont devenus des incontournables de n’importe quel best-seller qui se respecte, au moment-même où les organisations s’empêtrent dans des dispositifs, fonctionnements et modes de travail qui ne lui laissent, bien trop souvent, aucune chance.
Il est grand temps de revenir aux sources de l’innovation, qui dans son origine latine veut dire “revenir à” ou “renouveler”. Autrement dit : retourner à la source du moteur de l’innovation de chaque entreprise : les personnes qui la composent. La tâche n’est pas facile. Dès notre plus jeune âge, nos capacités créatives et de pensée innovante sont extirpées et réduites à néant, comme le montre Kelly Brothers dans son ouvrage “Creative Confidence”. Et malheureusement, le passage en entreprise ne fait souvent qu’enfoncer les derniers clous dans le cercueil de notre pensée créative : mode d’organisation trop hiérarchisé, multiplication des contraintes, manque de coordination, communication déficiente, désintérêt et désengagement des salariés, manque de confiance entre le leader et ses équipes, hyperspécialisation des postes et des responsabilités, etc. Comme le souligne Thomas Malone, théoricien organisationnel et fondateur du centre dédié à l’intelligence collective au MIT, nous sommes encore prisonniers d’une culture et d’une mentalité centralisatrice et hiérarchisée.
Dès notre plus jeune âge, nos capacités créatives et de pensée innovante sont extirpées et réduites à néant
Mais ne baissons pas le bras, la partie n’est pas perdue : l’intelligence collective représente la piste la plus prometteuse pour décupler le potentiel d’innovation. Les organisations peuvent, soit l’épouser, soit l’ignorer, comme le résume Joi Ito, directeur du MIT Media Lab. Et contrairement à une idée reçue, l’intelligence collective ne s’épanouit pas seulement dans les incubateurs, fablabs ou autres espaces de co-working collaboratifs, mais émergent également au coeur même d’organisations, quelles que soient leur taille. En mettant la créativité au coeur du processus, en permettant aux collaborateurs d’aborder d’anciens problèmes sous un angle nouveau, en faisant appel à des ressources, individuelles et collectives, jusqu’à là inexploitées ou en faisant bouger les lignes de l’organisation de façon temporaire, l’intelligence collective est la clé et le pilier pour l’entreprise innovante de demain. Certes, cela ne se fera pas du jour au lendemain; travail collaboratif ne veut pas dire créativité et originalité de pensée ; la ‘sagesse des foules’ n’est pas une donnée, mais un territoire à conquérir. D’où la nécessité d’aborder ce sujet avec humilité, audace, et de s’entourer d’experts pour prendre le tournant de l’innovation collaborative.
Objectif #3 : Se former
Troisième et ultime bénéfice de l’intelligence collective : la formation. La facilitation de dispositifs d’intelligence collective est l’une des clés pour favoriser l’apprentissage des équipes en misant sur la discussion, les échanges, la confrontation d’opinions contradictoires et le partage d’expériences respectives. En déplaise aux modèles traditionnels d’enseignement et de formation, l’apprentissage ne peut plus se faire seul derrière un ordinateur, penché sur son livre ou à écouter passivement un MOOC de plus ou moins bonne qualité. C’est vrai dans d’autres contextes, notamment à l’université, mais crucial dans le monde de l’entreprise: une formation de haute-qualité doit mettre en valeur l’intelligence collective du groupe auquel elle s’adresse et ses capacités de travail et d’apprentissage collaboratifs.
L’apprentissage ne peut plus se faire seul derrière un ordinateur, penché sur son livre ou à écouter passivement un MOOC de plus ou moins bonne qualité
Depuis une dizaine d’années, la recherche a bien montré à quel point l’apprentissage collaboratif permettait, à condition d’être bien facilitée, d’augmenter la performance des apprenants en jouant sur une grande gamme de leviers différents : meilleure compréhension des enjeux et mémorisation des concepts, plus grand niveau d’engagement et de motivation, suivi accru sur le long-terme, etc. A travers la facilitation d’activités et de dispositifs d’apprentissage collaboratifs uniques et ambitieux, les managers seront capables d’organiser des formations dignes de ce nom ; les équipes auront également l’occasion d’apprendre autrement, loin des pratiques mainstream et contre-productives d’écoute passive et lors desquelles le discours du maître de cérémonie est oublié dès la pause café suivante – ou, dans le meilleur des cas, le lundi suivant. L’impact sur le capital humain d’une organisation est immense ou plutôt, incommensurable.
Mais cela, non plus, ne peut s’organiser à la va-vite, et requiert un réel travail de minutie et d’artisan pour prévoir le dispositif le mieux adapté aux équipes, aux enjeux et aux objectifs ; cela requiert de prévoir et de mélanger différents temps, entre réflexion, partage et évaluation, en mettant toujours au coeur du processus la participation et la parole des participants. Comme le soulignait l’un des grands théoriciens de l’apprentissage organisationnel Chris Argyris, il est crucial de considérer les organisations et les entreprises comme des organes vivants, dotées, au même titre qu’un individu, de certaines capacités cognitives plus ou moins dormantes et négligées. Dans cette optique, miser sur l’intelligence collective pour mettre en place des méthodes d’apprentissage et de formation collaboratives permet d’utiliser des ressources demeurées jusqu’alors assoupies et d’augmenter, de façon exponentielle, la performance de ses équipes et collaborateurs.